S comme des Secrets bien préservés

Une article de Marie-Danièle LENNE, auteure de « Filles mères et Assistance publique en Deux-Sèvres (1904-1944) »

Dans les 400 dossiers de l’Assistance publique dépouillés entre 1904 et 1944[1], nombreux sont les pupilles qui écrivent à l’inspecteur. Qu’ils aient été choyés ou délaissés, voire maltraités par leur famille nourricière, à leur majorité une question existentielle qui pour certains va constituer la trame de leur vie, revient sans cesse « pourquoi ai-je été abandonné, qui est cette mère qui m’a laissé » ? La législation scelle le secret des origines. Cette hérédité de l’enfant inquiète aussi les adoptants ainsi que de futurs beaux-parents.

En 1953, Yvette, majeure depuis deux ans, certaine de son bon droit module tout de même sa demande « Auriez-vous Monsieur l’inspecteur la bonté de bien vouloir me renseigner sur ma famille car ayant la majorité, j’estime que l’on doit savoir un peu ce que c’est sa famille ». La réponse est sans appel : « Il ne m’est pas possible de te donner le moindre renseignement sur ta mère qui à aucun moment de ta minorité m’a demandé de tes nouvelles. Je ne puis que te demander de ne pas poursuivre tes recherches qui ne manqueraient pas d’être infructueuses[2]». Sa mère cachant cette seconde grossesse illégitime a refusé qu’une enquête soit effectuée afin de percevoir les secours. Ne pouvant plus payer la nourrice, elle est contrainte d’effectuer un choix entre le déshonneur, la répudiation de ses parents et l’abandon de sa fillette. Ce droit à connaître ses origines comme tout citoyen est évoqué par Louis. Agé de 40 ans, Il réitère sa demande après deux tentatives où il lui fut répondu : « Vu les circonstances particulières, aucun renseignement ne peut vous être donné ». « Monsieur l’inspecteur, j’aimerais savoir quelles sont ces circonstances particulières car étant un citoyen libre d’un pays libre, je peux prétendre à connaître tout ce qui me touche ». Bien qu’étant adulte, Louis constate ne pas bénéficier des mêmes droits. Il ne mentionne pas s’il adhère aux associations d’anciens pupilles créées après la Seconde Guerre mondiale qui revendiquent le droit à connaître leur filiation mais il se sent solidaire de ses camarades d’infortune et tente de faire appel à la compassion de l’inspecteur. « Voyez-vous, pour nous, cette chose est toujours à nous tourmenter plus ou moins suivant les moments ; le manque de vérité est un boulet [3]». Il devra attendre 1983, soit 72 ans pour avoir une réponse claire et précise de l’inspectrice. La mère de Louis a déposé son enfant au bureau ouvert de l’hospice comme le prévoit la loi du 27 juin 1904 sans faire connaître son identité. Louis est donc immatriculé sous le statut d’enfant sous la tutelle de l’État dans la catégorie « Trouvé ». Henri engagé dans l’armée entretient une correspondance amicale avec l’inspecteur. Il évoque aussi combien cette quête des origines « me donne toujours à réfléchir » et qu’il est « arrivé à l’âge de savoir ce qui est dans mon dossier ». Il espère une réponse favorable car de manière très subtile il démontre qu’il est économe en préservant son livret de caisse d’épargne et méritant puisqu’il est passé caporal. Malgré toutes ces qualités fondamentales pour l’Assistance publique, l’inspecteur touché par « la peine que cela te procure » lui répond « en lui serrant affectueusement la main […] qu’il ne faut plus penser à tes parents qui t’ont délaissé, ta véritable famille c’est l’Assistance publique qui a veillé sur toi depuis ta plus tendre enfance et tes parents nourriciers qui t’affectionnent comme un fils »[4]. Mais surtout il fait référence au secret professionnel inscrit dans la loi du 27 juin 1904 « L’article 378 du code pénal, relatif au secret professionnel, est applicable à toute personne engagée dans le service des enfants assistés. […]. Cette notion de mérite qui ouvrirait droit à une récompense telle que l’accès à leur dossier, nous la retrouvons dans les courriers des pupilles d’anciens combattants, lors de leurs demandes pour l’obtention de leur carte.

En 1941, Constance après deux tentatives infructueuses de renseignements effectués six années auparavant, insiste à nouveau auprès de l’inspecteur afin de rencontrer son frère abandonné à la naissance, devenu majeur et indépendant de l’Assistance publique. « Puisqu’à présent il est libre, s’il veut ou non connaître sa famille, qu’il sache que son frère aîné comme moi serions heureux de le connaître […], de l’accueillir ». La majorité constitue non seulement une rupture avec l’Assistance publique mais aussi l’entrée dans la vie adulte et par conséquence la responsabilité des choix qui peuvent être effectués. Pour Constance, une réponse négative de l’inspecteur signifierait qu’elle doit aussi porter voire payer la « faute » de sa mère : « Nous attendons sa réponse car ce n’est point de notre faute si sa mère l’avait abandonné »[5]. Cette notion de faute qui serait héréditaire est cruciale pour l’Assistance publique. Le pupille ne peut comme tout citoyen accéder à son état-civil. Il doit pour tout acte de la vie solliciter l’inspecteur qui lui remet un certificat d’origine. « Dans tous les cas où la loi ou des règlements exigent la production de l’acte de naissance, il pourra y être suppléé si le préfet estime qu’il y a lieu d’observer le secret, par un certificat d’origine, dressé par l’inspecteur et visé par le préfet[6] ». Ce qui ne manque pas d’agacer fortement Robert : « Vous aurez à cœur de m’envoyer une réponse autre que celle d’un certificat d’origine que je connais fort bien [7]».Cette rupture avec la famille biologique même si la mère a reconnu son enfant est préconisée afin que le pupille s’intègre au sein de son placement nourricier à la campagne dans un objectif de régénérescence. Ce qui prévaut avant tout est qu’il ne soit pas contaminé socialement voire physiologiquement par l’alcoolisme, la syphilis et/ou la tuberculose. Cette crainte d’une reproduction sociale de la misère et de l’immoralité, le pupille ne pouvant qu’être porteur des vices de sa mère est au cœur du courrier de Madame X. Elle s’inquiète d’un possible mariage de sa fille marraine de guerre : « Les relations ont changé et celui-ci lui parle mariage. Pourriez-vous me dire si sa mère était fille-mère, s’il a été enlevé aux parents ou s’il a été abandonné dès sa naissance, s’il est de parents connus ou inconnus[8] ». L’inspecteur informe Madame X que l’enfant a bien été immatriculé dans son service et qu’il a donné toute satisfaction durant sa minorité. Cette question de tares héréditaires transmises à l’enfant transpire dans les dossiers d’adoption. En 1943, l’inspecteur note : « De bonne souche, voir s’il peut être proposé en vue d’une adoption, la mère n’a pas eu d’examen de sang, mais c’est une femme solide et d’aspect très sain »[9]. Des parents adoptifs précisent leur demande : « Nous voudrions une enfant, n’ayant plus aucune parenté, de bonne constitution et provenant d’un milieu non taré »[10]. D’autres adoptants préfèrent déménager « les époux Y désirent vivement laisser ignorer dans leur nouvelle résidence l’origine de leur future fillette [11]».

En temps de guerre, la crainte de l’hérédité est encore plus prégnante. Outre les mères de « mauvaise vie », s’ajoute la crainte du péril syphilitique, de l’enfant éventuel de l’ennemi, voire d’un indigène de l’empire quand ce n’est pas, en pleine répression antisémite, l’enfant d’une union juive.[12] Aussi une législation particulière est mise en place. Réfugiée des Ardennes en 1915, Adélaïde demande à abandonner son enfant fruit d’un viol allemand. Doutant de la réalité du viol, l’inspecteur s’interroge sur l’application de la circulaire du 24 mars 1915[13]. De nombreux débats entourant cette circulaire ont lieu. Certains sont partisans de l’avortement voire de l’infanticide car outre cette conception inacceptable, les enfants nés de viols allemands seraient inassimilables. De par leurs gènes, ils représenteraient un danger mortel pour la « race française ». D’autres craignent que la première fécondation d’une femme nullipare imprègne les autres enfants à venir même conçus de père français. À l’opposé, les tenants populationnistes ou religieux s’opposent ouvertement à l’avortement, ralliés par les partisans de l’amour maternel. La femme bafouée saurait dépasser l’outrage subi et élever son enfant en bon français, ce qui serait une revanche sur leur barbare géniteur[14].

Durant la Seconde Guerre mondiale, le département des Deux-Sèvres multiplie par trois le nombre de naissances illégitimes. L’accouchement anonyme et gratuit est favorisé par la loi du 2 septembre 1941 et aucun hôpital ne peut refuser le secret de la maternité exigé par la femme. L’infanticide est encore plus réprimé. Afin de freiner le nombre de naissances illégitimes, l’adultère par la loi du 23 décembre 1942, condamne sévèrement la femme infidèle mais aussi tout homme vivant en concubinage notoire avec une femme de prisonnier, Pétain voulant ainsi protéger l’honneur des hommes prisonniers en Allemagne. En temps de guerre, une femme infidèle ne trahit pas seulement son mari mais la patrie toute entière. À la dépravation morale d’une femme libre répondent en écho une hausse des adoptions déjà favorisées par les lois de 1923 et le décret-loi du 29 juillet 1939. Le secret des origines est encore plus préservé et les réponses aux pupilles sont tranchantes. Pour l’inspecteur, la demande de Guy semble irrecevable. La chance d’avoir été adopté doit annuler la souffrance d’avoir été abandonné. « Je constate d’après le dossier que votre mère n’a jamais demandé de vos nouvelles ce qui confirme qu’elle désire que votre filiation reste inconnue. Vous avez eu la chance d’avoir des parents adoptifs et je vous conseille vivement d’oublier la mère qui vous a elle-même oublié [15]». Dès l’âge de 16 ans, Geneviève à différentes reprises demande ses origines. Quelques informations lui sont données : « Ta mère est rentrée comme anonyme à la maternité […] mais si tu as eu la malchance d’être élevée par ta mère, tu n’as rien fait pour te créer une vie normale et heureuse qui t’étaient offertes ». Geneviève n’étant pas une jeune fille « gentille et honnête » elle ne peut donc qu’être coupable et responsable de son abandon. Dès sa majorité, elle réitère sa demande et fait part de son histoire de vie imaginée : « Peut-être que mes parents ont été tués pendant la guerre, mais qui étaient-ils ? ». La réponse étant laconique, Geneviève riposte un mois plus tard « j’aimerais avoir quelques précisions car je n’ai tout de même pas été remise comme un paquet ou alors d’où vient le nom que je porte […] il me semble que pour abandonner il faut remplir certains papiers, vous n’avez sans doute pas été sans faire de démarches… ». Une phrase lancinante sur son identité « qui je suis ? » revient dans tous ses courriers empreints d’une grande souffrance. Cette fois-ci, des détails lui sont donnés sur l’abandon anonyme mais il lui est bien précisé comme lot de consolation que son abandon est légal et que la loi a été créée afin que de « jeunes enfants que l’on pourrait faire disparaître dans des conditions délictuelles lorsque la mère est obligée de cacher sa grossesse et la naissance puisent être accueillis ». Autre consolation, de nombreux pupilles sont dans son cas. Afin de remédier « à ce douloureux problème » il lui est conseillé de l’oublier et de penser à son avenir[16].

N’ayant pas accès à leurs origines, les anciens pupilles déjà stigmatisés dans leur enfance sont de nouveau reléguer à une place infamante.  Nul droit, même si les années passant, l’inspecteur(trice) transmet un peu plus de renseignements. La création de la C.N.A.O.P[17] a permis en 2002, d’atténuer leur souffrance. Néanmoins, l’abrogation de la loi de 1941 toujours en vigueur en France est revendiqué par les diverses associations d’enfants nés sous X. Les descendants des pupilles sont aussi hantés par le secret de leurs origines. À nouveau se pose la question « qui est cette mère ? ». Le père dans son « instinct paternel » n’est jamais recherché….  En 2021, les femmes resteraient toujours les principales responsables de la parentalité…


[1] LENNE Marie-Danièle, « Filles-mères » et Assistance publique en Deux-Sèvres, 1904-1944, La Geste, Presses Universitaire Nouvelle Aquitaine, 2021, 265 p.
[2] A.D. Deux-Sèvres, 47 W 31, 1932, Échanges de courriers entre Yvette et l’inspecteur ? en 1954.
[3] A.D. Deux-Sèvres, 47 W 70, 1912, Échanges de courriers entre Louis et l’inspecteur ? en 1951.
[4] A.D. Deux-Sèvres, 47 W 70, 1912, Échanges de courriers entre Henri et l’inspecteur Gagnerie en 1933.
[5] A.D. Deux-Sèvres, 47 W 32, 1920, Échanges de courriers entre Constance et l’inspecteur Serre en 1941.
[6] Loi du 27 juin 1904.
[7] A.D. Deux-Sèvres, 47 W 81, 1944, Échanges de courriers entre Robert et l’inspecteur ? en 1975.
[8] A.D. Deux-Sèvres, 47 W 19, 1922, Échanges de courriers entre Madame X et l’inspecteur Serre en 1946.
[9] A.D. Deux-Sèvres, 47 W 64, 1944, Lettre de l’inspecteur Serre à Mme X pour adoption.
[10] A.D. Deux-Sèvres, 47 W 28, 1940, Lettre de M et Mme X à l’inspecteur Serre. s.d.
[11] A.D. Deux-Sèvres, 47 W 52, 1944, Échanges de courriers entre Madame X et l’inspecteur Serre en 1944.
[12] Fabrice VIRGILI, Naître de l’ennemi, Les enfants de couples franco-allemands nés pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Payot, 2009, p. 138.
[13] Pour protéger le secret de la naissance l’enquête et l’inscription sur les listes d’assistance qui sont habituellement obligatoires sont supprimées, seul le maire ou le Préfet indique que la mère est bien originaire des départements envahis. Enfants doivent être obligatoirement déposés à l’hospice des enfants assistés de la rue Denfert Rochereau à Paris afin d’éviter qu’ils ne soient victimes de représailles de la part de la population ayant connaissance de la naissance. Ni le personnel, ni les nourriciers et encore moins les enfants ne pourront connaître le secret des origines. Les enfants ne doivent pas être dotés de deux prénoms mais d’un nom (qui n’est pas celui de la mère) et prénom et ils sont classés dans la catégorie trouvée c’est-à-dire nés de père et mère inconnus. Le lieu de naissance est aussi inconnu puisqu’il doit être seulement noté « inscrit à Paris 14ème ».
[14] Antoine RIVIÈRE, La misère et la faute, Abandon d’enfants et mères abandonneuses à Paris (1876-1923), Thèse d’Histoire moderne et contemporaine, sous la dir. de Jean-Noël Luc, La Sorbonne, 2012, p. 339.
[15] A.D. Deux-Sèvres, 47 W 15, 1944, Lettre de l’inspectrice X à Y s.d.
[16] A.D. Deux-Sèvres, 47 W 42, 1941, Echanges de courriers entre Geneviève et l’inspectrice en 1962.
[17] Loi du 22 janvier 2002, crée le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles.

2 commentaires sur « S comme des Secrets bien préservés »

  1. Avec ces dossiers de l’assistance publique du début du XXe, vous racontez, avec leurs lettres, le difficile et douloureux parcours de ces jeunes pour se construire quand on ignore tout de leur naissance… et les préjugés qu’ils ont dû affronter. C’est poignant.

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