un article de Monique GUERIN, auteure de Jaquette Blanchard, meunière au Pin.

Une kyrielle, comme chacun sait, est une longue suite de paroles qui se répètent : une litanie, et aussi ce jeu qui consiste à enchaîner des mots à partir de leur dernière syllabe : marabout / bout d’ficelle… Par extension, le mot désigne une longue série d’êtres ou de choses. On sait moins que ce terme provient du « Kyrie eleison » de la liturgie chrétienne, qu’on peut traduire par » Seigneur, prends pitié « .
Ces différents sens s’appliquent parfaitement, hélas, aux quatorze enfants de Jaquette Blanchard, meunière au Pin (1731-1804), dont j’ai été amenée il y a deux ans à écrire la biographie romancée, sur la proposition de ma voisine et amie Noëlle Pouplin, ancien maire du Pin et historienne avertie.

Jaquette est l’aînée des sept filles du moulin de Chantereine, sur la rivière l’Argent. Ses parents, François Blanchard et Perrine Gabard, font partie de la grande confrérie des meuniers : ceux de Claveau, La Voie, Prouette ou Puy Gazard. On s’y marie souvent entre soi ; c’est ainsi qu’en août 1749, Jaquette épouse Louis Baudry, 26 ans, meunier à L’Étang. J’ai souvent imaginé Louis et son farinier François Paquereau, passant avec leur âne devant ma barrière, alors qu’ils vont livrer leurs « pochées ». Au carrefour, vers 1750, a été construite la Chapelle des Meuniers : à sa base sont sculptées les ailes des moulins voisins. D’après la légende, un diable s’était établi en ce lieu : il terrorisait les bêtes de somme, qui refusaient d’avancer ou jetaient à bas leur chargement de farine. Cet édifice le neutralisa.
Le jeune couple a deux filles : Perrine, baptisée le 26 janvier 1751, morte sans doute peu après ; et Marie Modeste, baptisée le 14 janvier 1753. Deux mois après cette naissance, Louis Baudry décède subitement ; il a 30 ans. Il est enterré le 27 mars. Voici donc Jaquette veuve à 22 ans, avec au moins une enfant en bas âge.
On imagine que la pression familiale et villageoise a été immédiate. La production du moulin est vitale pour la communauté, or comment une femme seule pourrait-elle l’assurer ? Il est encore plus impensable qu’une jeune veuve continue à vivre sous le même toit qu’un employé célibataire. Espérons que Jaquette et François Paquereau n’avaient pas d’antipathie l’un pour l’autre : toujours est-il que le 24 juillet de la même année, ils s’unissent en justes noces.
Cette décision semble avoir été la bonne : leur vie, durant des années, semble calme et équilibrée. Le moulin tourne rond, et leur couple donne naissance, de 1754 à 1774, à douze enfants, dont voici la kyrielle. Comme pour les deux filles nées précédemment, les dates figurant sur les registres paroissiaux sont celles des baptêmes et des sépultures :
- François (1754 ; le registre du Pin B 1754 manque) ;
- Jeanne Jaquette (27 janvier 1756) ; sans doute morte en bas âge ;
- Pierre (21 février 1758) ; on trouve sa trace jusqu’en 1772, mais il meurt certainement avant 1779 ;
- Jean Baptiste (13 août 1759- 19 avril 1760) ;
- Madeleine (1760 ?) ; naissance non mentionnée sur le registre ;
- Jean Vestitut (7 novembre 1762) ;
- Rose Françoise (2 mars 1765) ;
- Jaquette Thérèse (31 mars 1766- 19 octobre 1767) ; le patronyme Paquereau, sous la plume du vicaire Denfer, devient Pascraud, puis Pascreau, et enfin Pacreau ;
- Marie Adélaïde, appelée plus tard Michelle Adélaïde (26 juin 1767) ;
- Marie Véronique (22 novembre 1768-12 décembre 1768) ;
- Marie Véronique (9 septembre 1772) ;
- Céleste Rose (24 mars 1774).
Le lecteur n’est pas sans remarquer que sur ces douze naissances, cinq enfants meurent ; avec Perrine Baudry, cela fait six décès sur quatorze naissances. Moisson terrible, mais peu étonnante en ce XVIIIe siècle où les conditions d’hygiène restent précaires, les disettes fréquentes et la médecine approximative. Ce pourcentage, pour douloureux qu’il soit, n’est pas scandaleux à l’époque.
Arrive, en 1779, l’épidémie qui va faire basculer une fois de plus la vie de Jaquette : la dysenterie, dont les ravages vont s’exercer sur toute la façade atlantique.
Ce fléau a déjà sévi en 1707, 1719 et 1741. Cette fois, il vient de Bretagne. À La Séguinière, près de Cholet, il a causé 70 morts en moins de quinze jours. Au Pin, du 3 septembre à la fin octobre, on relève 17 décès ; d’ordinaire, on en compte un ou deux par mois. On ne sait pas soigner cette maladie, alors que dans la plupart des cas, il suffirait de lutter contre la déshydratation. Les médecins préconisent de rester chez soi (confinement, déjà !), de tenir les malades aussi propres que possible, de brûler ou d’enterrer leurs déjections. Il est à craindre que ces prescriptions ne restent souvent lettre morte.
Pourquoi le moulin de l’Étang est-il particulièrement touché ? Sa position encaissée, dans l’ombre humide du ravin de l’Argent, est sans doute propice à l’accumulation de miasmes de toutes sortes. Toujours est-il qu’en dix jours, six personnes y succombent : le père et cinq de ses enfants.
- 17 septembre : Rose, 14 ans, enterrée le 20. Le registre précise : « décédée de la dyssenterie » ;
- 19 septembre, enterrés le 20 : François, 25 ans, « muni des sacrements », et Céleste, 5 ans ;
- 22 septembre, enterrés le 23 : François, 50 ans, et Madeleine, 19 ans, « munis des sacrements » ;
- 27 septembre : Véronique, 8 ans, enterrée le 28.
Il faut y ajouter, le 2 octobre, Jeanne Blanchard, sœur de Jaquette ; le 3 octobre, le voisin Jean Denis, meunier à Claveau ; le 31 octobre, Pierre Bernier, cousin des enfants Pacreau. Durant ces jours terribles, c’est le vieux François Blanchard, « ayeul », qui vient déclarer les décès. Chaque fois il signe. Il a perdu une fille, un gendre, et six petits-enfants.
On se demande par quel miracle Jaquette a échappé à l’hécatombe, de même que ses trois enfants restants : Modeste, 26 ans, Jean, 17 ans, et Michelle, 12 ans. On se demande aussi comment ils ont pu se remettre d’une telle épreuve. Et pourtant, ce fut le cas.
Modeste semble être la première à remonter la pente : elle épouse, le 19 septembre 1780, Alexis Tisseau, meunier à Chantereine. Il leur faut deux dispenses : la première pour empêchement du 1er au 2e degré, puisque Alexis est veuf de Françoise Blanchard, sœur de Jaquette, donc l’oncle par alliance de Marie. La seconde pour empêchement d’affinité spirituelle : Marie, non contente d’être la nièce d’Alexis, est aussi la marraine de son fils. Leur acte de mariage précise : « Nous leur avons donné la bénédiction nuptiale en vertu d’une dispense de l’empêchement du premier au second degré d’affinité, avec un autre empêchement d’affinité spirituelle, accordé par notre Saint Père le Pape, dûment fulminé et entériné au Tribunal de l’officialité de La Rochelle. »
Jaquette, aidée par son fils Jean, reprend la gestion du moulin. Elle fait certainement partie des notables. Peu à peu, elle devient chef d’entreprise : à l’Assemblée du Pin, elle discute d’égale à égal avec ses confrères masculins. Le dimanche qui suit la Notre Dame d’août, on porte les rentes de blé sous le balet de l’église ; une grande partie se vend sur place. Enjeu d’importance, puisque le prix du blé se fixe là pour toute la région. Par ailleurs, on demande souvent Jaquette pour marraine ; c’est le signe de l’estime qu’on lui porte. Le 22 janvier 1788, Jean épouse Marie Jeanne Delasalle, de Nueil-sous-les-Aubiers : la vie semble de nouveau couler dans le bon sens.

Mais c’est compter sans la grande Histoire : voici la Révolution. Le Pin, situé en pleine Vendée militaire, sur la route de Bressuire à Châtillon, participe activement aux luttes de 1793 ; beaucoup de jeunes gens y perdent la vie, y compris pendant la Virée de Galerne. Puis, le 25 janvier 1794, la paroisse est ravagée par la colonne infernale de Grignon : un massacre a lieu devant l’église, le bourg est incendié ainsi que de nombreux villages.
Cet épisode, pour terrible qu’il soit, ne touche pas la famille Pacreau dans sa chair. Mais le moulin de Chantereine, comme tant d’autres, est la proie des flammes. On peut supposer que Jaquette héberge à L’Étang la famille Tisseau, et sans doute d’autres voisins : tant de malheureux en sont réduits, durant des mois, à se cacher dans les genêts ou les souterrains refuges ! Il faudra, une fois de plus, réinventer la vie.
Le 14 septembre 1795, Michelle épouse le métayer Louis Favrelière. De son côté, Jean fait reconstruire Chantereine : les travaux terminés, il s’y installe avec sa famille en 1797. L’Argent, de nouveau, fredonne une chanson douce. À 75 ans, c’est là que Jaquette s’éteindra ; elle sera enterrée le 26 juillet 1804.La descendance des trois enfants Pacreau se compte actuellement par milliers ; kyrielle joyeuse de Pacreau, Favrelière, Bernier, Grolleau, Fuseau, Roy, Murzeau, Régnier, Guéry ou Lhommedet, sans compter les 700 Poiroux d’Alabama et les 400 Bazin du Manitoba. Mais en regard de cette farandole, ne pas oublier les onze enfants morts… Kyrie eleison.
Quels tristes destins !
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