J comme Je me souviens…[1] 

Un texte de Danièle BIZET-BILLAUDEAU

Alors que je cherche la route menant à Lorigné, je me retrouve face à un arbre coloré qui m’interpelle, parce que d’essence inhabituelle, en terre de châtaignes. Le trafic étant quasi nul à cette heure, je stoppe net au milieu de la route. J’admire, je contemple, j’observe les feuilles qui tourbillonnent, au vent de l’automne… Je me souviens !

Je me souviens de vous, Jeanne et Antoine Billaudeau, mes chers parents. Je me souviens de vous, Pierre, Louis, Antoine, mes frères dont j’ai été cruellement séparé. Je pense à vous, mes oncles et mes tantes, cousines et cousins que je n’ai plus revus. Je pense, à ceux de ma famille, allongés sous les pierres, froides, de cette église, à toi particulièrement, autre Pierre, jeune cousin de vingt ans, dont la dalle gravée conserve ton souvenir, intact, en même temps que celui de ton père, le notaire arpenteur de Ruffec. J’aimerais tant vous serrer dans mes bras !

Je me souviens de la rencontre 2012 organisée par la municipalité de Pioussay, pour une trentaine de québécois revenus aux sources, tous descendant d’Antoine et Jeanne Fleury leurs ancêtres du 17e siècle. Malgré les dix années qui se sont écoulées, la cérémonie d’alors me remonte par bribes. C’est d’abord Monsieur le Maire remettant une clé à la présidente :

— En même temps que notre amitié poitevine, recevez, chère Madame, la clé de votre histoire en notre vieux pays.

Je revois la Madame tenant son précieux sésame : une clé, rouillée, symbolisant celle d’un passé méconnu de part et d’autre de l’Atlantique. Je revois son regard étonné allant de la clé à la porte fermée. J’entends un bruit métallique et je la porte de l’église s’ouvrir en grinçant sur ses gonds. C’est sinistre, mais tellement amusant !

Je repense au vieux confessionnal, à rideaux poussiéreux qui bougent, légèrement, dans l’ombre sépulcrale d’un édifice prétendument déserté. Effet d’un courant d’air ou bien est-ce le souffle d’un fantôme en sa phase d’éveil ?

J’accompagne, par la pensée, le groupe qui avance dans la nef, précédé de sa présidente portant fièrement son trophée. Je remonte jusqu’au chœur, l’allée de pierres plates dont certaines portent encore les marques des artisans qui les ont façonnées. Au fur et à mesure d’une progression lente, les Pioussayens déjà installés se lèvent, banc grinçant par banc grinçant. Standing Ovation, en sa version pictavo-folkloristique à la grande Céline[2]. C’est impressionnant ! Monsieur le Maire, très laïque, ose même la comparaison du pèlerinage commémoratif avec l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem. Puis il affirme, plus sérieusement, qu’avec ses peintures bibliques récemment mises à jour, l’édifice roman n’a pas encore révélé tous ses secrets. L’analyse de l’ADN, par exemple, permettra surement un jour de faire le lien entre quelques-uns de ses administrés déjà prêts à tenter l’expérience et leurs cousins de Nouvelle-France.

Face à ma voiture immobilisée au milieu de la chaussée, l’arbre coloré tend ses  branches vers le ciel. Mon expérience généalogique, m’autorise à y voir douze générations pictaviennes les unes au-dessus des autres. Parmi elles, j’entrevois une ombre qui s’attarde !

De toutes les phases cérémonielles qui ont ponctué la journée, il en est une qui remonte alors en surface : Lettre de Gabriel aux Pioussayens !

« Mes chers cousines et cousins peut-être, chers amis,

Comment vous traduire l’émotion qui nous habite aujourd’hui ? Vous ne vous souvenez pas de lui, et ne connaissez rien de son histoire. Pourtant, depuis plusieurs siècles, vous hébergez son fantôme sans le savoir. À travers sa nombreuse descendance, Jacques Billaudeau, notre lointain aïeul, retrouve aujourd’hui le parfum des châtaigniers en fleur quand s’approche l’été. Il se souvient du vieux château de Jouhé, avec sa tour carrée, de l’allée des marronniers qui aurait vu ses premiers pas. Il garde de son village natal le souvenir d’évènements douloureux : le décès d’Antoine, son père, puis la séparation brutale d’avec Jeanne, sa mère, et de ses frères, en raison de la peste qui s’est invitée dans la famille, jusqu’à ravir la tante Marguerite. Il lui reste encore l’oncle Blaise ? Il n’a pas pesé lourd dans la balance décisionnelle : Jacques, notre ancêtre, n’a pas six ans lorsqu’il est soustrait à son huguenote famille. S’il pouvait vous parler, il vous dirait sa joie de nous voir assemblés, en ce lieu et en paix. Peut-être, vous raconterait-il un peu de cette histoire qu’il nous a tue. En ouvrant la porte de cette église tout à l’heure, en faisant grincer les bancs comme vous l’avez fait, vous avez sans le vouloir, réveillé son fantôme qui nous hante. À la lumière des recherches contemporaines, moi, Gabriel, son descendant à la douzième génération, j’imagine assez bien les mots qu’il prononcerait dans les circonstances présentes :

Fin juin 1652, je suis à bord du grand navire de Rouen qui s’échoue à l’île aux Coudres, au milieu du fleuve Saint-Laurent, cimetière ordinaire des exilés qui n’ont pas résisté aux longues traversées. Avec les cadavres habituels, l’île, cette année-là, recueille des survivants. Je suis parmi eux. Près du bateau de Rouen, j’ai vu la mort à vingt ans et je l’ai narguée, parce qu’empêtrée dans ses filets. Dans la froidure des épinettes ployant sous la neige ou la touffeur des étés quand piquent les maringouins[3], j’ai pleuré en revivant ces instants. Je m’en souviens… » !

Gabriel ressent alors comme un léger tapotement sur son épaule.

« —Et p’tit ! J’suis là mon gars ! Cesse d’imaginer, j’suis réveillé ! Je n’ai nul besoin d’un truchement pour m’exprimer. Attends ! faut d’abord que je m’adresse à Madeleine » !

« — Me croiras-tu, ma chère femme, si je te dis qu’ils m’ont retrouvé ? Est-ce possible après tant d’années ? Non, tu ne me croiras pas, parce que tu es logique et que tu n’as jamais cru mes histoires insensées, même lorsqu’elles étaient vraies ! Tant pis ! À force de taire mes origines vois-tu, je ne sais plus qui je suis, ni même d’où je viens, la Jarge, Villeneuve ou bien Courtanne ? En tout cas, j’imagine assez bien ce qu’il leur en a coûté de courage et de ténacité pour me dénicher en ce lieu éloigné. Grâce à eux, mon histoire aujourd’hui je la touche du doigt. Ils doivent la connaître, l’apprivoiser pour vivre avec. Ils n’ont pas à en rougir.

Mes chers petits, cousines et cousins, mes amis, jamais je n’oublierai vos caresses sur la pierre de cette église, bien plus douces à mon cœur que celles de mon enfance qui ont brillé par leur absence. Conservez votre belle audace. Je vous garde ma considération et je vous embrasse. »

Sous mes yeux, l’érable du souvenir a revêtu sa parure d’automne. Comme on grandit à l’aise en terre fertilisée par l’amitié ! Je me souviens de l’eau déversée dans le trou de plantation, des pelletées de terre déposées par les uns et les autres, de la plaque commémorative dévoilée par la suite et de la conclusion de Monsieur le Maire :

Grâce à Jacques votre ancêtre, grâce à vous, chers amis du Québec, notre commune s’inscrit désormais comme « Un lieu de Mémoire en Poitou ». Pioussay se souvient pour toujours !

12 juillet 2012 – Pioussay « La Jarge »


[1] Devise qui accompagne les armoiries officielles de la province de Québec. Selon M. Taché, son auteur, elle peut être interprétée de la manière suivante : « nous n’oublions pas et n’oublierons jamais, notre origine, nos traditions, notre mémoire du passé. » 

[2] Référence à l’artiste québécoise Céline Dion. 

[3] Nom donné aux moustiques qui pullulent en été au Canada. 

7 commentaires sur « J comme Je me souviens…[1]  »

  1. Bonjour
    Je suis les chroniques qui sont toujours intéressantes…
    Mais je dois avouer, Madame Danièle BIZET-BILLAUDEAU, que votre style de narration rend l’évocation de vos ancêtres est particulièrement émouvante…
    Merci

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  2. Merci Danièle pour ce texte si bien écrit qui relate tout un pan de l’histoire qui relie le Poitou au Québec ! Que d’émotions remontent ainsi par ces retrouvailles et cet arbre planté qui témoigne !

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