A comme Aymard (les filles qui font souche au Québec)

Un texte de Danièle Bizet-Billaudeau

De la naissance de Barbe, j’en sais l’année : 1619. Pour Madeleine et Anne ses deux sœurs, c’est simple : elles sont baptisées à Niort, par le curé Meaulme, en août 1626 pour l’une, en octobre 1627 pour l’autre. Ce qui est drôle, c’est qu’avec les mômes, on en connait un rayon chez les AYMARD, puisque les filles en question se situent respectivement aux 2e, 7e et 8e rangs d’une fratrie de onze enfants, chez Jehan, tailleur d’habits de la rue Basse et Marie BINAU son épouse. Les femmes de cette époque ne résistent pas longtemps aux maternités successives, mais Marie tient bon et c’est Jehan qui succombe. Il n’est plus là quand naît son dernier fils, à titre posthume, le 29 mars 1631.

Barbe vit donc chez sa mère qui tient l’échoppe du défunt tailleur d’habits, pour nourrir sa famille, avec de nombreux frères et sœurs. La vie n’y est pas toujours douce pour des orphelins, dans ce quartier de Niort où le Merdusson conduit à la Sèvre les déchets accumulés des halles commerçantes. Heureusement, un tailleur d’habits en remplace aisément un autre et Marie BINAU convole en secondes noces, en novembre 1632, avec Anthoine LEURINCK, maître tailleur d’habits. Il taille de si beaux habits, l’Anthoine, que les clients se pressent dans l’échoppe niortaise, apportant depuis La Rochelle, des rumeurs de prospérité nouvelle.

L’aventure du Québec commence avec Jean de Pampelune dans la boutique niortaise. Ce n’est point l’habit qui l’attire, il est pourvu sur ce point. C’est après Françoise qu’il soupire, une autre fille ESMARD, celle qui vient juste après Barbe. Avec elle, le jeune homme évoque le ciel bleu de l’Espagne, l’échoppe de La Rochelle, qu’il tient avec Simon son frère dans la rue commerçante du Temple, laquelle voit passer marchands et capitaines. À La Rochelle, les bateaux vont et viennent. Jean DENARP de Pampelune, fils d’Odet dit La Plume, est maître tailleur d’habits, naturellement. Est-ce qu’un tel surnom peut laisser insensible la petite-fille d’un écrivain ? En effet, le protestant niortais Daniel BINAU, manie la plume habilement et Françoise a 16 ans. Elle rêve d’ailleurs, forcément. Voilà qu’elle se surprend à adorer l’Espagne et qu’elle succombe, aux charmes de Pampelune, fils de La Plume. Elle l’épouse en 1638, abandonnant à Barbe, les mômes de la rue Basse.

Mais les mômes, à La Rochelle, ils naissent aussi rapidement qu’à Niort : Anthoine dès 1639, Pierre en 1640, Augier s’annonce et Françoise fatigue. Jean DENARP pense alors à sa belle-sœur : Barbe est serviable, sait y faire avec les enfants. Il lui présente son ami Gilles MICHEL, tailleur d’habits, évidemment, dont la famille compte parmi les siens, un honorable marchand de Nouvelle France. Barbe hésite. Elle vit au quotidien les tracas de sa mère attendant un treizième enfant. Barbe est consciente de ses devoirs familiaux. Elle résiste.

Gilles MICHEL de La Rochelle vante l’air iodé du grand large, biberonné à Saint-Brieuc, en Bretagne. Il vante le dynamisme de la ville nouvelle de La Rochelle.

Avec ces enfants qui naissent et qui meurent en bas âge, Barbe ne sait plus où donner de la tête : Françoise a inhumé son aîné, elle est très éprouvée. Un troisième enfant s’annonce, elle a vraiment besoin de sa sœur auprès d’elle. L’Espagne de NARP attend secours de la Bretagne qui tarde ! Gilles MICHEL joue à fond la carte de l’entraide familiale et gagne la bataille : le 20 janvier 1641, le notaire Zacharie VIOLETTE rédige leur contrat de mariage. Elle est heureuse Barbe, pour elle-même, parce que pour sa mère c’est une autre affaire. Lui laisser la marmaille lui cause grand chagrin, mais Barbe n’est pas une ingrate, elle fait monter dans la voiture nuptiale en partance pour la Rochelle, Anne et Madeleine ses deux sœurs, âgées de 13 et 14 ans.

Pendant ce temps chez les NARP, rue du Temple, Simon qui signe La Plume, également fils d’Odet dit La Plume, le beau-frère de Françoise donc, naissent aussi des enfants : Dominje en 1639, Augier en 1641, Jeanne en 1642, Louise en 1643, Charles en 1644 et Jean en 1646. Jean NARP, encore moins résistant que feu Jehan le beau-père, ne survit pas aux grossesses de Françoise. Un nouveau tailleur d’habits se présente rue du Temple et la veuve Françoise convole en secondes noces, avec Jacques ALLAIRE, qui en plus des habits, vend également des draps de soie ! Pendant que l’ascenseur social se met en marche chez Françoise, les mômes naissent chez Barbe : Antoine en 1642, Marie en 1643. Des jumeaux qui suivent, Olivier, sort le premier du ventre de sa mère, le 2 décembre 1645. Son parrain c’est Olivier LE TARDIF, capitaine de marine. Le second nourrisson se prénomme Étienne. Vient encore Jeanne, qui aura pour parrain, Noël JUCHEREAU, Intendant des affaires du Canada. Avec tous ces baptêmes, il est clair que la Nouvelle France fréquente assidument la rue du Temple.

Comme feu Jehan, le beau-père tailleur d’habits, comme feu Jean, le beau-frère tailleur d’habits, Gilles MICHEL ne survit pas aux maternités rapprochées de Barbe qui, à 28 ans, reste veuve en charge d’enfants.

Désespérées du peu de résistance de leurs tailleurs d’habits respectifs, les filles éMARD tournent à présent leurs yeux embués de larmes vers ces beaux messieurs qui les portent et, le hasard faisant toujours bien les choses, il se trouve qu’au même moment, les TARDIF et JUCHEREAU sont à La Rochelle, en voyage d’affaires, avec CLOUTIER leur ami. Les trois hommes volent au secours des trois filles, mais Barbe porte le deuil d’un mari et de sa dernière fille. C’est Madeleine qui franchit le pas la première : le 2 avril 1648, dans la paroisse Saint-Barthélémy de La Rochelle, elle épouse Zacharie CLOUTIER, maître charpentier, commis pour la communauté des habitants, de 9 ans son aîné. Quant à Olivier LE TARDIF, veuf de 44 ans et portant bel habit, il console Barbe, tant bien que mal. Par feu Gilles MICHEL, son « pays », il sait la jeune veuve attirée par la Bretagne. Lui aussi, il est né en Bretagne avec un avantage sur son prédécesseur : il dépose dans la corbeille de la mariée, un immense pays d’automnes colorés. Il est un peu âgé, certes, mais monsieur Olivier n’est pas n’importe quel personnage : commis général de la compagnie des Cent-associés, juge-prévôt de la seigneurie de Beaupré. Ce grand monsieur est également le parrain d’Olivier, premier jumeau de Barbe qui, pas plus que Jeanne, n’a survécu aux rigueurs du moment. Barbe est désemparée. Elle fléchit mais réfléchit encore. Pour achever de la convaincre, Olivier fait écrire dans le contrat de mariage : « considérant la jeunesse de sa future épouse et l’amour qu’elle lui porte, lui donne 2 000 livres tournois. » Est-ce l’argument qui vainc sa résistance ? Barbe convole en justes noces le 21 mai 1648 à La Rochelle.

Guillaume Couture

À l’été de cette même année, Barbe ETMARD (épouse LE TARDIF) et Madeleine éMARD (épouse CLOUTIER) embarquent à destination de Québec avec leur sœur Anne AYMART et laissant à Françoise ESMART (épouse ALLAIRE) le soin de faire tourner la boutique des défunts tailleurs d’habits.

Guillaume COUTURE, capitaine de milice, greffier, Juge-sénéchal de la côte de Lauzon, découvreur, interprète pour les langues iroquoises, diplomate et notaire, ne tarde pas à remarquer Anne AYMARD belle arrivante de 20 ans, qui se laisse aisément convaincre, vu la réputation dont l’homme est auréolé à Québec. Leur contrat de mariage est signé dans la maison de Guillaume, à Pointe-Lévy, le 18 novembre 1649. C’est là qu’il promet à sa future une vache à lait ainsi qu’un lit de plume. Toujours la plume ! C’est que Guillaume porte plume à son chapeau ! Est-ce lui qui convainc Charles DENARP dit La Plume, fils de Simon signant La Plume, le fils d’Odet dit La Plume, maître tailleur d’habits de la rue du Temple, de les rejoindre au Québec en 1658 ? Charles, âgé de 14 ans, n’est autre que le neveu de Françoise et de feu Jean NARP de Pampelune.

Des 3 sœurs installées au Québec, on connait les mômes : 5 enfants MICHEL et 3 LE TARDIF pour Barbe, 8 enfants CLOUTIER pour Madeleine. Chez Anne, 10 enfants COUTURE sont tombés dans la plume entre 1650 et 1670. Leur nombreuse descendance compte aujourd’hui parmi ses membres, Céline DION et Madonna.

L’histoire pourrait s’arrêter là, mais le généalogiste averti sait bien que toute plume laisse des traces indélébiles. Voilà que les 3 filles nous reviennent sur le devant de la scène avec la génétique. Des études récentes sur la dystrophie musculaire oculo-pharyngée (DMOP), une maladie héréditaire autrement appelée maladie de la paupière tombante, démontrent que le gène PABPN1 qui en est responsable a été importé au Québec par les 3 filles de feu Jehan le tailleur d’habits de la rue Basse et de Marie BINAU.

Alors, éMARD, ESMARD, HEIMAR, AYMART, AIMARD, ETMART ou AMART ? Quel patronyme attribuer aux 3 filles puisque nous retrouvons toutes ces orthographes dans les actes ?

Au Cercle généalogique des Deux-Sèvres, nous avons un faible pour AMART. En effet, à chaque séance d’initiation dispensée bénévolement à travers le département, nous évoquons leur géniteur. Quant au bout de 3 heures théoriques, sur les sosa et les sources, les participants attentifs présentent des signes évidents de DMOP, nous nous empressons de clore la séance avec l’ancêtre tailleur d’habits qui, de sa belle écriture attachée signait avec application.

Jehan Amart

Ci-dessous, les jolies signatures de la famille ESMARD en mai 1648 à La Rochelle – paroisse Saint-Barthélémy.

19 commentaires sur « A comme Aymard (les filles qui font souche au Québec) »

    1. Autre coïncidence : les soeurs AYMARD avaient pour voisines les soeurs BARBAULT, filles du pâtissier de la rue Basse : Renée, Jeanne (mon ancêtre), Catherine, Ambroise. Cette dernière est la grand-mère d’un autre pionnier du Québec : François PELOQUIN !

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      1. Dommage que je ne l’ai pas su plus tôt, je t’aurais fait rencontrer Michel PELOQUIN, un de ses descendants québécois en visite à Niort en 2015. Que de belles rencontres en perspective, une fois la COVID derrière nous !

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  1. Merci à tout le monde pour vos commentaires qui font du bien en ce jour de Toussaint confinée. Je suis heureuse d’avoir partagé avec vous tous ma passion pour le Québec. Je suis surtout ravie de retrouver Stéphane chez les Aymart ?

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  2. Bonjour,
    Zacharie Cloutier et Magdeleine Aymar, comme noté dans l’acte de mariage, ne se sont pas mariés le 2 avril 1648, personnellement je lis ‘le quatorziesme avril’ à la page 28 du registre http://www.archinoe.net/v2/ad17/visualiseur/registre.html?id=170039124, et ainsi noté dans le Fichier Origine du Québec https://www.fichierorigine.com/recherche?numero=240943.
    Le couple Zacharie et Magdeleine sont 2 fois ancêtres de ma fille, mais Zacharie Cloutier père et Xainte Dupont sont 13 ancêtres de ma fille 🙂

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  3. Merci à l’oeil vigilant d’Hervé qui souligne l’erreur de date. Comme le lien indiqué ci-dessus ne conduit pas en 1648, mais en 1655, comme ce matin curieusement le registre de la paroisse St Barthélémy n’est plus en ligne, je voulais joindre, pour me faire pardonner, la copie de l’acte (soigneusement enregistrée sur mon ordinateur fidèle) sur laquelle on lit bien en effet, 14 avril 1648 comme le précise Hervé et non le 2, comme indiqué dans l’article. Mais mon ordinateur fidèle, ce matin rechigne. Peut-être que demain ? ou bien un autre jour ?

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