Q comme Qu’est-ce qu’on entend ? c’est l’horloge de la mort ! Chiché, 1794

Un texte de Caroline CESBRON, blog La Drôlesse

Mes aïeux n’avaient pas, de façon évidente, l’âme voyageuse et aventurière, puisque les recherches les concernant se concentrent sur l’ouest de la France et sur deux ou trois départements tout au plus. Cependant, certains d’entre eux ont bougé, un peu, pas très loin, un peu plus loin. Volontairement ou pas. C’est le cas de René Boche, pendant la période révolutionnaire, comme tant d’autres alors.

En ce dimanche 5 mars 1797, dans l’ancien style comme on dit, René, son chapeau à la main, écoute patiemment et avec une extrême attention l’officier de l’état civil de la commune de Lamairé. 
– Alors… Citoyen Boche ? Citoyen Frère, citoyenne Chauvin ? Vous m’écoutez ? Je vais vous lire l’acte de naissance du fils du citoyen Boche. J’ai mis la date nouvelle, la formule, hein, quinze ventôse de l’an V de la République française une et indivisible… Mouais c’est vrai que ça vente ces jours-ci ! J’ai mis tout ce que vous m’avez dit et aussi ce que moi j’sais. Si ça va pas, faut me l’dire. Si ça va, alors ça va. Le drôle est très calme c’est bien ça !
Le citoyen Dabin se concentre et commence sa lecture, la plume à la main.
Le quinze ventôse an cinq de la République française une et indivisible par devant moi Jean Dabin, agent municipal de la commune de Lamairé, département des Deux-Sèvres, canton de Voltaire, cy devant Saint-Loup, est comparu le citoyen René Boche, tisserand, réfugié de la commune de Chiché, dans celle cy depuis trois ans lequel était assisté du citoyen Jean Frère, cultivateur, au chef-lieu de cette commune et de la citoyenne Marie Chauvin, femme Guilbot, de la petite Roulière tous les deux majeurs, m’a déclaré que Louise Gouin son épouse en légitime mariage est accouchée ce soir à une heure, d’un garçon qu’il m’a présenté et à qui il a donné le prénom de Jean d’après cette déclaration que les témoins cy dessus ont déclaré conforme à la vérité et à la présentation qui m’a été faite du sus dénommé, j’ay rédigé le présent acte que le citoyen René Boche, le père de l’enfant, et les témoins susnommés ont déclaré ne savoir signer, approuvé.
Le citoyen Dabin se gratta la tête, l’air songeur.
Bon y a des pâtés, une rature, et j’ai rajouté des mots, mais ça y est, c’est fait. Sinon, tout va bien pour vous, Citoyen Boche ? Vous arrivez à vous faire à not’ vie à Lamairé ?
René se détend un peu, regarde l’officier municipal en souriant timidement.
Bah oui. J’vous remercie à tretous ici. J’ai pu trouver du travail, avec mon métier de tisserand et on cultive un peu la terre avec ma Louise. Mais dès que ce sera possible, on veut retourner à Chiché, pensez bien ! On dirait que la guerre contre nous est finie, mais on attendait la naissance du drôle déjà.
Jean, l’enfant né ce jour à Lamairé, une commune entre Parthenay et Thouars, est issu d’une famille modeste et illettrée de tisserands, originaire de Chanteloup au sud de Bressuire.
Son grand-père prénommé René comme son père, était aussi déjà tisserand, tout comme son arrière-grand-père Mathurin, et même Pierre, son arrière-arrière-grand-père, qui, s’il était sabotier, était aussi tixier.
C’est ce dernier, qui bien que baptisé à La Chapelle-Saint-Laurent, a établi à quelques kilomètres de là, à Chanteloup, sa famille pour plusieurs générations. À la troisième, les membres de la famille ont commencé à bouger et au fil des mariages à s’égailler aux alentours de Chanteloup. Qui vers La Chapelle-Saint-Laurent, qui vers Pugny ou encore Boismé… toujours en satellite autour de Bressuire. Et à la quatrième génération, le terrain d’aventure s’agrandit encore un peu.
Les grands-parents du petit Jean, René, de Chanteloup et Marie Ribouleau, de Pugny, mariés à Chanteloup en 1758, sont ensuite allés très certainement là où le travail se trouvait. Leur fils René, le père de Jean, est né aux alentours de 1761 peut-être à Moncoutant ou Faye-l’Abbesse où ses frères et sœurs ont vu le jour, ou peut-être à Chiché.
En 1787, le jeune René rencontre et épouse Louise Gouin, une fille de charbonnier, originaire de la paroisse de Chiché, où il s’installe avec elle.  Les premières années de leur union doivent être empreintes de tristesse puisque le couple perd deux garçons nourrissons, Joseph et René, les deux premières années de leur mariage. Puis, la troisième année, en 1790, naît Marie Mélanie qui ne laisse aucune trace d’elle par la suite. D’autres enfants ont aussi dû naître entre 1790 et 1797, mais les registres n’ont pas encore livré tous leurs secrets de ces temps troublés. Car les temps sont troublés en France et particulièrement dans la région.
Citoyen, c’est bien si on a pu vous aider, reprit Dabin. C’était pas facile pour nous d’accueillir tout le monde que vous étiez, tous à cette époque. Qu’est ce qui s’était passé pour vous à Chiché ? J’me souviens de vot’arrivée pourtant mais on n’a jamais pris l’temps de jacasser, vous et moi.
René soupire et son regard se voile.
Bah y a 4 ans, à Chiché, y en a beaucoup qui ont pas été d’accord avec la loi qui voulait prendre tous les garçons pour faire la Guerre aux royaumes étrangers … et pis aussi pour la religion qui avait changé et tout le reste qu’allait pas non plus. Si j’avais pas été marié avec une drôlière à nourrir, j’aurai dû y aller moi aussi. Les nôtres, y sont partis chercher Monsieur Lescure et Monsieur de La Rochejaquelein au château à Boismé pour pas que ça se fasse de faire partir les garçons… Et pis ensuite, ça a été la guerre mais contre ceux de là-haut, pas contre les étrangers. Et y a un général, Westermann qui s’appelait, c’était un vrai boucher !
René s’était agité et avait haussé la voix au souvenir du passage du Boucher de Vendée en 1793.
Ah oui … Westermann ! l’interrompit le citoyen Dabin. Vous savez qu’il a perdu sa tête l’année où vous êtes arrivé chez nous ?
Mais René reprit, les yeux dans le vague.
Il a envoyé les troupes et elles ont mis le bourg de la paroisse en feu. J’me souviens que c’était juste avant les moissons en 1793, le premier jour de juillet. Il paraît qu’ils étaient passés à Amailloux, juste avant. Nous, on était pas dans le bourg à Chiché, Dieu merci. Quand on est arrivé, y avait plus rien, tout était brûlé. Puis au début de l’hiver, ça a recommencé en plus fort, comme si c’était possible. Quand un de nous entendait le premier coup de fusil, le mot passait de maison en maison : « Entendez-vous l’horloge de la mort ? » qui criait ! Y a eu des morts, beaucoup de morts, des gens qu’on connaît, on s’connaissait tous.

Monument en souvenir des Chichéens morts en 1794

Ils en ont pris une bonne centaine, et de ce que j’sais, y en a 24 en tout qui ont été condamnés et qu’ont perdu la tête, comme le Roy et la Reine. Ça a été à feu et à sang pendant des jours. Et là on s’est dit, faut partir. Ils prenaient tout, détruisaient tout. On pouvait plus rester si on voulait vivre.

Le silence envahit la pièce, le temps que René essuie ses yeux avec le mouchoir qu’il a tiré de sa poche.
Pis on a pu arriver ici, Dieu sait comment. On s’est caché dans les bois. Ici, on a pu recommencer une vie, on nous a dit qu’on était des réfugiés, et on a reçu un peu d’argent vu qu’on n’avait plus rien.
René, perdu dans ses pensées, revient sur ses souvenirs.
Dans les 24, y en a qu‘on connaissait, comme Denis, Denis Croisé, c’est lui qui était là quand notre premier, Joseph est mort. Denis, il a été condamné, il faisait partie d’un comité pour le Roy de ce qu’ils ont dit. Y paraît qu’à Paris y en a un qu’avait même dit « Détruisez la Vendée ! ». Alors plus tard, aux Loges, ils ont mis plus de mille soldats et beaucoup de cavaliers… ils voulaient encercler tout not’pays, y avait d’autres camps comme ça ailleurs. Ils prenaient toute notre nourriture et quand on donnait pas, ils mettaient le feu. On n’avait même plus de bêtes. Mais aujourd’hui, si on peut, on va retourner à Chiché.

René est effectivement retourné à Chiché. En 1814, il y a enterré Louise qui y est décédée à l’âge de 48 ans et il s’est remarié, en 1817, à 56 ans avec Jeanne Françoise, originaire de Faye-l’Abbesse. Quelques années plus tard, Jean a bien grandi, et dans ce premier quart du XIXe siècle, il a fait son apprentissage de tisserand et il veut faire une annonce importante à son père.
Père, j’voulais te dire que j’avais trouvé une embauche.
C’est bien ça. Mais c’est où ?
Père, c’est à Glénay. J’ai bien cherché ici, mais y a plus rien, Père, tu sais bien. Et en plus, y aurait du travail aussi pour toi. On pourrait faire les tisserands tous les deux et comme ça on serait encore ensemble.
Oui, j’vois bien qu’il y a plus rien ici. On pourrait continuer à reconstruire, mais c’est pas facile, et j’comprends que tu veuilles faire ta vie ailleurs. Et pis ici, tout le monde est mort, ceux qui restent sont de droite et de gauche, et donc pas ici.
Et dans un large sourire à son fils, René lui dit :
Allons ! Allons-nous aussi de droite et de gauche !

Père et fils ainsi que Jeanne Françoise s’installent à Glénay.
Jean y rencontre Marianne, qui est née dans la paroisse et qu’il épouse en 1825. Mais juste après la naissance de leur premier enfant, Marie Magdelaine, en 1826, le jeune couple quitte Glénay direction Missé, à trois kilomètres de Thouars. Toujours avec René.

Epilogue

Stèle en hommage aux morts de la Jumellière en 1794

Jean a fait son nid à Missé, du côté de la Luzabert, sur les hauteurs de la commune.  Il en est même devenu le sacristain, tout en exerçant son métier de tisserand. Il y a aussi enterré René en 1835, que Jeanne Françoise a rejoint l’année suivante.
En 1925, à Missé, ma grand-mère paternelle, Emilienne Raymonde Rouger, l’arrière-arrière-petite-fille de Jean, l’enfant de Lamairé, épouse mon grand-père, Raoul Raymond Cesbron, l’arrière-petit-fils de Jacques Cesbron. Jacques est né en l’an XI à la Jumellière, dans le Maine-et-Loire. En pleine Vendée militaire, au cœur des Mauges, son village, celui de sa famille depuis des générations, a été rasé en 1794 par la colonne infernale de Cordelier.
Une autre migration. Une autre stèle en hommage aux victimes des Guerres de Vendée.

3 commentaires sur « Q comme Qu’est-ce qu’on entend ? c’est l’horloge de la mort ! Chiché, 1794 »

  1. Rien de plus terrible que la guerre civile ! Je n’ai pas d’ancêtres issus de villages détruits, mais j’ai trouvé deux personnes de la famille juste au nord du Lay en Vendée qui étaient soldats vendéens, un décédé à la bataille de Luçon et l’autre fusillé à Noirmoutier. Mon aïeul doublement beau-frère du fusillé devait être aussi soldat vendéen. Il a remplacé pendant la restauration comme Maire de sa toute petite commune le général vendéen Amédée de Béjarry.

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  2. Que ces dialogues sont vivants ! On y est !
    Dans cette région, ainsi que dans les Mauges angevines, nos ancêtres étaient majoritairement blancs. Difficile d’être bleu, un de mes ancêtres le fut et il fut « assassiné » (mot du registre) pour ses idées. Si on avait dialogué avant… aurait-on pu éviter cette terrible guerre civile ?

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